Dès les débuts de son activité et la mise en œuvre de sa politique de subsidiation, la Fondation pour la Protection du Patrimoine Culturel, Historique et Artisanal a jeté son dévolu sur ce qu’il est convenu d’appeler la «Grande Bourgogne». En termes géographiques autant qu’historiques, rien ne peut être à la fois plus évocateur et plus ambigu que cette appellation, qu’il est de bonne guerre pour des historiens de promouvoir, en la justifiant dûment.
« Bourgogne » est assurément un vocable auquel la polysémie ne fait pas défaut. Et comme toujours, dans pareil cas, le lecteur non averti risquerait de s’y perdre. Quelques balises seront donc utiles à cet égard. Sans aucun doute vient d’abord à l’esprit la dénomination d’une région de France dont on situe en principe aisément la réalité géographique, tant dans l’histoire que dans le découpage administratif actuel du pays. Il ne faut pas être grand clerc et il suffit de disposer de quelques repères dans le passé pour associer le mot à celui de « ducs » : le « duché de Bourgogne », c’est « parlant » pour beaucoup sans doute… Dans la Belgique actuelle, toute personne qui possède une base de culture historique n’ignore pas que d’illustres « ducs de Bourgogne » ont gouverné le territoire qu’il convient naturellement de ne pas dénommer pour l’époque « Belgique » mais bien « anciens Pays-Bas ». D’emblée toutefois surgit souvent un écueil lorsqu’on veut approfondir ce qu’est la connaissance du public. On dira volontiers que les « Belges » ont été bourguignons, comme plus tard espagnols ou autrichiens… Erreur profonde sur toute la ligne naturellement, à l’heure où le concept de nationalité n’est pas (encore) applicable, du moins dans le futur espace belge (et hollandais, ou plus précisément néerlandais, ainsi que luxembourgeois). La clé du concept géographique de « Grande Bourgogne » n’est en fait pas livrée par un espace mais par des personnes, celles des ducs Valois et, ajoutons-le d’emblée, de leurs successeurs Habsbourg. Cette clé est donc dynastique. C’est d’ailleurs bien celle dont useront les chroniqueurs officiels en mentionnant à l’envi « Bourgogne ». « Vive Bourgogne ! », cri de joie ou de guerre dans les rangs des sujets, ne visera nullement des terres mais des princes. Le premier de ces chroniqueurs, Georges Chastelain, historiographe de Philippe le Bon, baptisait déjà du nom de «bourguignons» non pas les seuls ressortissants « du pays de Bourgogne » – le duché – mais aussi ceux des « divers pays qu’il [le duc] avait ».
C’est en 1363 que Philippe, dit le Hardi, fils cadet du roi de France Jean II le Bon, est mis en possession du duché de Bourgogne, l’un des grands fiefs tenus de la Couronne. Son mariage avec l’héritière du comté de Flandre, Marguerite de Male (1369), l’amène à prendre pied dans la partie la plus septentrionale du royaume, un autre grand fief français, fort autonome il est vrai. Il appartiendrait à leur petit-fils Philippe, dit le Bon (1419-1467), de rassembler – mais non d’unifier, terme totalement impropre en l’occurrence – une brochette de principautés d’origine et d’essence féodale, des duchés, comtés, seigneuries, sis sur la rive droite de l’Escaut, en terres d’Empire, du Brabant au Luxembourg, en passant par le Hainaut et le Namurois, sans oublier, plus au nord, les comtés de Hollande et Zélande. Tout cela en une génération et par les voies les plus diverses (héritage, contrainte, achat…). Oserait-on écrire qu’une « Grande Bourgogne » était ainsi née ? Certes non : le statut de cet ensemble territorialement cohérent mais structurellement disparate n’allait pas constituer un « état », notion certes encore à manier avec prudence, partout, pour l’époque, mais ce qu’il est convenu d’appeler une union personnelle, un ensemble relativement soudé par la personne du prince, celui-ci – « prince en détail », écrit-on parfois – accumulant les titres désignant ses divers territoires sans que l’on dispose d’une formule, d’un nom de baptême susceptible de les désigner tous ensemble, comme une masse.
Duché de Bourgogne – sans oublier l’« autre » Bourgogne, la Comté ou Franche-Comté, en Empire –, « État(s) bourguignons(s) », Maison de Bourgogne. Les dénominations se côtoient sous la plume des spécialistes des XVe-XVIe siècles et requièrent qu’on les aborde avec beaucoup de prudence, car si chacune a sa pertinence et sa portée, il peut arriver qu’on les mêle et qu’on ne discerne pas assez ce qui le distingue. L’un des ouvrages maîtres consacrés à l’œuvre des quatre ducs Valois opte résolument pour « État bourguignon », au singulier donc, afin de mettre en lumière la globalité et la cohérence indéniables de cette œuvre. Laissons par ailleurs à d’autres leur conviction touchant ce qu’ils perçoivent au contraire comme un échec, et ce à vrai dire en ne se focalisant guère que sur les défaites du quatrième duc, Charles le Hardi (le Téméraire), sa mort tragique devant Nancy (1477), la perte du duché fondateur et l’effondrement apparent, et tout au plus à court voire moyen terme, d’une politique pourtant indéniablement relayée par les Habsbourg, avec Maximilien d’Autriche, futur roi des Romains et empereur élu, époux de la duchesse Marie et gendre du duc Charles, et sa postérité, l’archiduc Philippe le Beau et la figure européenne de Charles Quint. L’option du pluriel – les « États bourguignons » –, sans mettre en question une évidente et nécessaire politique de centralisation, permet de relativiser l’évolution territoriale. Pendant les trois siècles à venir, jusqu’à l’invasion, la conquête et l’annexion françaises de 1794/95, les composantes des Pays-Bas (Flandre, Brabant, Hainaut…) demeureraient des entités de droit public à part entière, sous un régime qu’avec les précautions d’usage et sans verser dans l’anachronisme, il n’est pas incongru de qualifier de fédéral, fédérateur en tout cas, mais non unitaire.
Rassembler une brochette de principautés d’origine et d’essence féodale, des duchés, comtés, seigneuries
Depuis quelque temps s’est fait jour, dans une certaine production érudite française, un usage dont la réception est loin de faire l’unanimité. Il consiste à dénommer l’ensemble des possessions ducales « la principauté de Bourgogne », voire « la grande principauté de Bourgogne ». Rien de tel pour brouiller les cartes, ignorer la réalité fédérale et laisser croire à l’usage par les ducs d’un titre couvrant l’ensemble de leur patrimoine féodal ! N’oublions pas en effet qu’ils demeurent en droit vassaux du royaume de France, pour le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre et d’Artois, et de l’Empire, pour le reste de leurs possessions. Unité de princeps, de gouvernant, oui ; de principatus, de gouvernement, non, et ce en dépit de l’existence croissante d’organes, de fonctions et de lois communs à pareille « collection de principautés ».
On n’ignore pas que la fin brutale de Charles le Hardi et la situation de faiblesse et d’instabilité dans laquelle se trouve alors plongée sa fille Marie ont pour conséquence immédiate la mainmise sur le duché de Bourgogne du roi de France Louis XI et la perte effective et irrémédiable pour la Maison de Bourgogne, en ce quatrième quart du XVe siècle, de ce pays auquel elle devait son nom. Elle n’en conservera pas moins celui-ci. Les Habsbourg endosseront les habits de princes bourguignons, non plus en vertu d’un sol – quoiqu’il leur reste la Franche-Comté – mais d’un sang coulant dans leurs veines, celui de la prestigieuse dynastie qui aura marqué l’histoire européenne, comme ils continueront à le faire eux-mêmes. La « Grande Bourgogne », en fait, c’est bien cela, c’est bien eux, c’est avant tout une lignée de princes territoriaux, bientôt investis de royautés, Outre-Rhin, Outre-Pyrénées, qui ont étendu leurs possessions même s’ils ont perdu par la force celle, emblématique, qui était le berceau de leurs aïeux.
Voici les successeurs de Marie « de Bourgogne », trop tôt disparue (1482). Le jeune Philippe (le Beau) d’abord, sous la tutelle de son père Maximilien, faisant fonction de régent au milieu de vicissitudes dues pour une part au fait qu’il est résolument tenu pour étranger et n’est nullement reconnu pour un dynaste à tout le moins assimilable à « Bourgogne ». Puis le non moins jeune Charles (Quint), avec pour régente et gouvernante de ses pays patrimoniaux sa tante paternelle Marguerite (d’Autriche). Dans leur entourage on ne manque pas de souligner leur légitimité, leur caractère « naturel », qu’ils tiennent précisément de leur souche bourguignonne. Ils sont encore des princes bourguignons, alors que leurs descendants et successeurs dans les Pays-Bas et en Franche-Comté ne pourront plus être tenus que pour espagnols. Bourgogne, cela reste leur maison, et par conséquent ces pays bourguignons, sans le duché, leur patrimoine : en somme, la « Grande Bourgogne », avec ses composantes, persiste dans le temps. Il n’est pas anodin – l’entreprise fût-elle assez vaine et le résultat modérément tangible –que le nouveau cercle, ou échelon intermédiaire entre pouvoir souverain et composantes de la mosaïque territoriale de l’Empire, créé en 1512 à l’initiative de Maximilien Ier, ait été baptisé du nom de Bourgogne (Burgundisch-Krayss) : il devait regrouper Pays-Bas et Franche-Comté, héritage de son épouse Marie, possessions de son petit-fils Charles, « pays patrimoniaulx de Bourgoingne »
L’étude des possessions ducales considérées dans leur globalité a été particulièrement promue, depuis maintenant plus d’un demi-siècle, par une association de niveau scientifique universitaire dont les travaux intéressent étroitement la Fondation et bénéficient de sa part de subventions récurrentes pour l’organisation de rencontres annuelles et la publication de leurs actes. Fondé en 1959 sous la dénomination plutôt pesante, factice et passablement vague de «Centre européen d’études burgondo-médianes», le « Centre européen d’études bourguignonnes (XIVe-XVIe s.) » fédère dans sa dénomination actuelle (1984) les paramètres de la « Grande Bourgogne ». La référence à la Bourgogne au sens large y est explicitement formulée. Elle rappelle que les ducs, perceptibles en filigrane, ont assumé une entreprise au niveau de l’Europe. Et le cadre chronologique couvre le temps visé, des prémisses aux prolongements.
Un autre créneau d’édition d’une veine similaire est la collection « Burgundica », produite par l’éditeur belge, de réputation internationale, Brepols. La Fondation en a soutenu la publication de plus d’un volume. Le texte de présentation de cette collection en définit les objectifs et justifie la mise en perspective de l’époque des quatre ducs, dite parfois aussi et sans abus de langage « siècle de Bourgogne » : éclairer « les jalons que le temps des ducs Valois de Bourgogne et de leurs successeurs immédiats, Maximilien et Philippe de Habsbourg, fournit à l’historien dans la découverte d’une Europe moderne en pleine croissance ».
En somme, l’historien d’aujourd’hui, en côtoyant la « Grande Bourgogne », peut à bon droit et à bon escient mettre ses pas dans ceux des témoins privilégiés que sont pour lui les chroniqueurs de cour, ou indiciaires, Jean Molinet († 1506) et son successeur Jean Lemaire de Belges. Leur approche n’était pas géographique, ils n’étaient pas présents et stipendiés pour narrer l’histoire d’un « pays » mais pour garder la mémoire des actes de personnes auxquelles ils avaient fait allégeance. Et ces personnes constituaient les maillons d’une chaîne appelée à se prolonger, une lignée, une dynastie, et avec elles des références à une « Bourgogne » de plus en plus diluée sans doute, mais qui ferait encore dire aux défenseurs de Lille assiégée par les troupes françaises en 1667, lors des conquêtes louis-quatorziennes : « nous avons encore des cœurs bourguignons et non pas français » !
La « Grande Bourgogne » ne s’est assurément jamais érigée en une communauté politique fondée sur un sentiment partagé d’identité, d’appartenance à un même et vaste ensemble territorial. Elle ne devait jamais être un seul et même « corps de nation ». Elle n’en a pas moins constitué un cadre auquel une dynastie, au-delà des ducs Valois, a conféré une signification géographique, car ce sont ces ducs puis les premiers Habsbourg qui ont littéralement incarné l’union de leurs territoires. Elle n’a pas suscité quelque sentiment « national » mais elle ne fut pas exempte d’une certaine conscience d’intérêts partagés, sous la houlette de gouvernants communs à ses composantes. Il est légitime de l’étudier comme telle et d’encourager les travaux qui contribuent à la mettre en valeur et à en dégager le sens dans l’histoire.