Comme chacun sait, les « grands ducs d’Occident » avaient tout mis en œuvre pour constituer un royaume bourguignon entre la France et l’Empire. Ce rêve reposant sur de grandes ambitions territoriales s’évapora lors de la bataille de Nancy (5 janvier 1477) : le duc Charles le Téméraire y trouva la mort. La mosaïque d’Etats que les ducs avaient progressivement rassemblée sous leur bannière, suscita des convoitises. Dans les décennies qui suivirent, le royaume de France mit la main sur le duché de Bourgogne mais aussi sur la Picardie et le Boulonnais, tandis que d’autres principautés rejoignaient l’héritage légitime des Habsbourg, notamment la Flandre, l’Artois et le Brabant sans oublier le comté de Bourgogne.
Dès lors, le destin du duché de Bourgogne et celui de son voisin le comté de Bourgogne furent séparés et même opposés. Contrairement à une idée reçue, ce n’était pas la Saône qui servait de frontière puisque la Bresse de Louhans, côté rive gauche, relevait du duché. Disons pour simplifier que sa vallée en était l’artère vitale. Le duché de Bourgogne devint donc un territoire français. Il s’étendait bien au-delà du Dijonnais, depuis la vallée de la Saône (Chalon, Mâcon) jusqu’à Bourbon-Lancy, Autun, Auxerre, et englobait de vastes espaces compris entre les étendues forestières de Châtillon-sur-Seine, les collines du Morvan et les pâturages du Charolais. Sa richesse reposait aussi sur les vignobles prestigieux, de Beaune à Mâcon. Le pouvoir royal s’y implanta fortement, surtout à partir du début du XVIIe siècle. Le comté de Bourgogne était bien différent, réparti en trois ensembles géographiquement étagés : d’abord les plaines (de la Saône, de l’Ognon et de la Seille), les plateaux (du Doubs et de l’Ain) et enfin les montagnes, depuis les Vosges jusqu’au Jura et aux frontières helvétiques. Uni aux Pays-Bas bourguignons, il fut gouverné depuis Malines (jusqu’en 1530) puis de Bruxelles. Dole était le chef-lieu de cette province éloignée, aussi vaste que la Flandre et l’Artois réunis, peuplée et industrieuse, riche en minerai ferreux et non ferreux, en activités forestières, artisanales et métallurgiques. Le sel produit à Salins, la ville principale, générait des richesses considérables, très convoitées.
Besançon présentait une situation singulière. La ville ne faisait pas partie du comté de Bourgogne. C’était une enclave, au cœur de la province, une cité impériale. Son souverain n’était pas le comte de Bourgogne mais l’empereur. Cependant, en 1519, Charles de Habsbourg, qui était déjà roi de Castille et comte de Bourgogne, notamment, fut élu empereur sous le nom de Charles Quint. De ce fait exceptionnel, le comté de Bourgogne et la cité impériale de Besançon eurent le même souverain. Toutefois, cette enclave restait très relative puisque Besançon était la métropole religieuse, le siège de l’archevêque, prince du Saint Empire, un archevêché dont le ressort s’étendait sur le comté de Bourgogne mais aussi les diocèses voisins de Bâle et de Lausanne, sans oublier le petit diocèse savoyard de Belley.
Le comté et le duché ne vécurent pas de la même façon la fracture religieuse qui commença en 1517 lorsque Luther publia ses thèses. En France, et donc dans le duché, les guerres de religion entraînèrent la ruine de nombreuses provinces ; la tourmente y fut violente, des villes et de nombreux villages étant mis à sac. Au contraire, le comté des Habsbourg fut épargné par les guerres de religion, à l’exception de quelques violences, le protestantisme y étant rapidement éradiqué. La « surprise » de Besançon, en 1575, fut le dernier épisode tragique qui traumatisa les autorités. La province demeura une terre de fidélité au catholicisme tridentin.
De ce fait, le comté connut une prospérité indéniable. Parler d’âge d’or n’est pas abusif car la période des Habsbourg correspondit à un siècle et demi sans guerre sur le territoire, à l’exception de l’invasion de la province par le roi de France Henri IV en 1595. Dans les campagnes et les montagnes comtoises et jurassiennes le niveau de vie était bien supérieur à celui que l’on constatait dans le duché. La qualité des maisons rurales édifiées à cette époque en fournit une démonstration lumineuse.
Tout changea avec l’effroyable guerre de Trente Ans (1618-1648) lorsque la Franche-Comté protégée par l’Espagne fut entraînée dans le conflit contre la France. à partir de 1635, les soldats ravagèrent le comté de Bourgogne. Pendant dix ans, ce fut l’Apocalypse. à la guerre s’ajoutèrent la peste et la famine. Des milliers de villages furent occupés, pillés, brûlés ; certains disparurent de la carte. Au lendemain du conflit, le nombre d’habitants avait diminué de moitié, beaucoup ayant fui dans les pays voisins. Il fallut faire appel aux étrangers, notamment aux Lorrains, aux Suisses, aux Français et aux Savoyards pour repeupler la Franche-Comté.
Le redressement économique fut très lent. Considérablement affaiblie, cette province gardait pourtant une ressource inépuisable et très convoitée : les salines de Salins. Le roi de France Louis XIV n’eut aucun mal à envahir la Franche-Comté et à l’intégrer à son royaume, une partie des élites étant déjà ralliée aux lys des Bourbon. Désormais, les deux Bourgogne (le comté et le duché) se trouvaient de nouveau réunies pour le meilleur et pour le pire.
Le groupe de recherches Franche-Bourgogne, constitué en 2012, s’est donné pour objectif d’étudier et de faire connaître l’histoire du comté de Bourgogne, depuis sa création au XIe siècle jusqu’à sa disparition lors de l’intégration dans le royaume de France au XVIIe siècle. Cette association, travaillant étroitement avec l’Université de Besançon, organise chaque année une journée d’étude sur un thème qui mérite l’approfondissement des connaissances. Des chercheurs sont invités à présenter les résultats de leurs investigations devant un public non spécialisé. Les Actes sont publiés dans l’année qui suit. Ces rencontres ont permis de mieux connaître les villages, l’habitat et les châteaux (lors de deux journées d’étude tenues au château fort de Vallerois-le-Bois, en 2012 et 2013), les paysages forestiers (à Lons-le-Saunier, en 2014), le port fluvial de Gray sur la Saône (à Gray, en 2014), les fortifications de la fin du Moyen Âge (à Champlitte, en 2015), l’alimentation (au château de Belvoir, en 2016), les vignobles et les vins (à Arbois, en 2017), les poids et mesures (dans la halle aux grains de Jussey, en 2018), les vêtements et les costumes (à Lons-le-Saunier, en 2019), notamment. Les textes des conférences présentées sont toujours rehaussés par une publication de documents inédits. Ainsi, le volume intitulé À la table des Bourguignons, XIIIe-XVIIIe siècles rassemble treize contributions de chercheurs français, suisses ou néerlandais, sur la nourriture et les boissons, les ustensiles de cuisine et de vaisselle, mais aussi les cadeaux alimentaires et les banquets. Le pain quotidien des pauvres, le lard et le cochon, le vin, l’hypocras comme les épices, traduisent des pratiques bien différentes selon les milieux économiques et sociaux.
Des enquêtes ont porté sur les croix et calvaires érigés sous l’épiscopat de Ferdinand de Rye, entre 1598 et 1636, et les résultats publiés démontrent que ces édifices résultent de décisions privées, qu’ils ont été construits par des paroissiens. Une autre enquête est envisagée qui portera sur les maisons à tour ou à tourelle érigées aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, particulièrement nombreuses dans les villages comtois.
Toutes ces recherches, tous ces travaux historiques, bénéficiant d’approches variées, fournissent désormais une image renouvelée de la destinée de la Bourgogne comtale, ce qui permet de mieux la situer par rapport à la Bourgogne française. Il ne s’agit pas d’opposer l’une et l’autre mais bien au contraire de souligner les convergences, les divergences, les échanges surtout, de populations, de techniques, d’art ou d’industrie, d’un espace à l’autre. La journée d’étude sur le port de Gray, par exemple, a bien montré que la navigation sur la Saône participait au développement économique du comté et du duché de Bourgogne mais aussi du comté de Champagne.
Par ailleurs les chercheurs de Franche-Bourgogne publient des textes jusqu’alors inédits. Andrea Nicolotti a édité des manuscrits sur le Saint-Suaire de Besançon et le chevalier Othon de la Roche, offrant ainsi une démonstration éclatante de la création de fausses légendes médiévales au XVIIIe siècle. Les textes du concile provincial de 1281 à Besançon ont été transcrits et publiés sous la direction de Laurence Delobette : l’archevêque entendait restaurer un ordre politique et social perturbé par la violence. Il publia des normes visant à garantir la sécurité des clercs et les libertés de l’église, seul moyen d’assurer le bon gouvernement et le salut de la société chrétienne. Un autre manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Besançon, décrivant des centaines de villages en 1567-1572, contenant de nombreuses informations sur la vie quotidienne, a été transcrit (800 pages) et intégralement publié, sous la forme de six volumes. Son contenu a renouvelé nos connaissances sur le peuplement villageois, sur le fonctionnement des prévôtés, mais aussi sur la faiblesse des seigneuries en raison de la puissance des communautés rurales en pays bourguignon.
Une équipe de chercheurs a travaillé aussi sous la direction de Laurence Delobette pour éditer les manuscrits relatifs à l’héritage de Louis de Chalon (mort en 1463), ces textes apportant des précisions surprenantes sur les nombreux châteaux que possédaient les Chalon, princes d’Orange, renseignant sur l’agencement des appartements, le mobilier, le linge, les livres mais aussi sur l’armement des châteaux, dans tout le massif jurassien. Au fil du texte, apparaissent aussi les enquêteurs et les témoins qu’ils interrogent : receveurs, huissiers, concierges, serviteurs et servantes du prince Louis de Chalon, médecins et dames de compagnie. Plus récemment, les recherches ont porté sur la préparation de l’édition intégrale des « tibériades », sortes de cartes typiques des pays bourguignons ; cinq volumes illustrés ont déjà été publiés et d’autres sont en préparation. Ces documents cartographiques, plus ou moins élaborés, donnent à voir les paysages, les villes et les villages, les moulins comme les châteaux, et parfois même le parcellaire communal. Ils ont été conçus pour aider au règlement des litiges frontaliers, qui affectaient non seulement les limites entre le comté et le duché de Bourgogne mais aussi les confins avec la Champagne, la Lorraine, le comté de Montbéliard, la principauté épiscopale de Bâle, le comté de Neuchâtel, le pays de Vaud, la Savoie (Pays de Gex, Bugey, Bresse). L’édition des cartes et des plans s’accompagne de la publication de tous les textes qui s’y rapportent. Cet ensemble éditorial constituera, à terme, une véritable encyclopédie des marges et des franges bourguignonnes à la charnière des XVIe et XVIIe siècles
Enfin, Jean-Marie Yante (Université catholique de Louvain) dirige actuellement une équipe d’archivistes et de paléographes pour l’édition des plus anciens comptes du péage de Jougne, principal point de passage à travers la chaîne jurassienne, au cœur du réseau routier européen médiéval.
La Fondation pour la Protection du Patrimoine Culturel, Historique et Artisanal soutient toutes ces activités de Franche-Bourgogne, permettant le renouvellement en profondeur de l’histoire régionale dans le but de la faire connaître à un large public. Ironie du sort et destinée de l’histoire : l’ancien duché et l’ancien comté sont désormais de nouveau réunis, comme au temps des grands ducs d’Occident, dans le cadre de la nouvelle région administrative française, la Bourgogne/Franche-Comte.